Zavèn Bibérian (1921-1984), dans ce long fragment autobiographique, emporte son lectorat dans la Turquie républicaine, telle qu’elle s’installe à Istanbul, perçue du point de vue d’un jeune membre de la communauté arménienne, minorité officielle du nouvel État. L’ouvrage couvre les années 1921 à 1946.
L’auteur y aborde avec vigueur et pudeur sa formation. Il nous fait partager le déploiement d’une personnalité inhabituelle dans le cadre de sa scolarisation arménienne, dans le primaire, puis française au Lycée Saint-Joseph et enfin turque, dans une école technique commerciale. Grâce aux ressources économiques, symboliques et affectives de sa famille, émerge un caractère trempé, tôt sûr de ses goûts, de ses talents mais aussi de ses incapacités à se soumettre. Or, minoritaire, Arménien de surcroît, en république kémaliste, le jeune Zavèn se devrait d’avoir l’échine souple. Ne supporter aucun autoritarisme n’est pas un luxe bien accessible. Être curieux, créatif et plein de vitalité n’est pas toujours un atout social! Doit-on se rebeller, accepter ou fuir? Être minoritaire, c’est alors devoir s’acquitter d’un impôt confiscatoire, le varlık vergisi qui ruine le père de Zavèn. Lui-même est mobilisé puis versé, comme vingt classes de minoritaires, dans des bataillons de travaux publics forcés!
De cette soumission, Bibérian nourrit une forte indignation qu’il met au service de sa verve de journaliste puis d’auteur littéraire trilingue mais aussi de ses engagements politiques.
Bien plus tard, lorsque nous nous rendions à Iskenderun, il m’arriva encore une fois d’être démoralisé à la vue inopinée de l’autre vie, celle des vivants. C’était dans une gare. Notre train, composé de vingt hommes – six chevaux, était arrêté pour laisser passer l’express. Celui-là vint se ranger sur la ligne parallèle. J’avais en face de mon wagon juste le wagon-restaurant baignant dans la lumière. Des voyageurs des deux sexes dînaient autour des tables à tendres veilleuses. Nous avions faim, nous avions froid, nous étions fatigués et sans sommeil. Ça puait dans les vingt hommes – six chevaux, et on se grattait nuit et jour à cause des poux. Je les regardai manger, causer, rire, ces dames et messieurs, dans la clarté rose-jaune des petites tables. Ils nous ignoraient. On ignore toujours le troufion. On le fuit. Ça pue, c’est plein de vermine, c’est primitif, redoutable, sauvage. Mais moi, j’en souffrais davantage, car j’étais de l’autre vie, je venais de parmi les vivants, et les vivants l’ignoraient. Et je les détestais pour ça.
Zavèn Bibérian est né à Istanbul en 1921, à Kad›köy où il a ensuite fréquenté les écoles élémentaire Aramyan-Uncuyan et Dibar Grtaran (Sultanyan), le Lycée Saint-Joseph puis il étudia deux ans à l’École Professionnelle de Commerce d’Istanbul.
Il est conscrit lors de la Seconde Guerre mondiale et restera quatre ans incorporé avec 20 classes de conscrits (les Yirmi Kur’a) non musulmans dans des régiments désarmés, affectés à des travaux publics, le service du «Naf›a». Il conçoit lors de ce long service vexatoire une farouche envie d’engagement politique en faveur des non musulmans de Turquie à qui le nouveau régime promet l’égalité de traitement avec tous leurs concitoyens mais également et de façon presque plus marquée en faveur des déshérités laissés pour compte par l’enrichissement de la Turquie kémaliste, oublieuse des provinces plus ancrées dans la tradition et des migrants qui déjà convergent vers les centres urbains principaux.
Zavèn Bibérian s’engage dans une carrière de journaliste, en arménien (le lectorat en arménien est nombreux après-guerre à Istanbul) mais également en turc, soucieux qu’il est de sortir du quant-à-soi résigné communautaire. Sa verve et son esprit critique lui valent des déboires avec l’Etat turc et il part en exil, dès 1949, à Beyrouth d’où il reviendra en 1953, prenant au sérieux les changements démocratiques en son pays. Son engagement passe par une action plus directement politique, il est membre du Parti des Travailleurs de Turquie (‹flçi Partisi). Il est membre du conseil municipal d’Istanbul et même candidat à la députation pour ce même parti. Bibérian gagne sa vie difficilement grâce à des emplois divers (entreprise de transport, banque) qu’il peine à garder, tant ses relations à la hiérarchie est difficile.
Bibérian écrit depuis son enfance. Sa carrière de prosateur débute grâce à la presse puis compte trois romans publiés: La traînée (1959), Les amants désargentés (1962) et Le Crépuscule des fourmis (1970-1984). Il s’est également illustré dans le genre de la nouvelle. Ses textes ont été rassemblés dans le recueil La Mer (1961). Ces textes sont progressivement réédités, en texte intégral, par les éditions Aras. Bibérian est aussi traducteur de ses propres œuvres parfois, de textes en français également. Il a collaboré à la publication de l’Encyclopédie Larousse en turc.
Les thèmes de prédilection du Bibérian prosateur sont les difficultés relationnelles entre les êtres, la précarité des fragiles dans un cadre social, économique et national menaçant, la dénonciation de la bien-pensance mais aussi l’évocation de moments de grâce offerts par la nature des Îles des Princes de son époque ou l’amitié d’un semblable voire l’amour pour une personne généreuse. Son arménien occidental est vif, articule des niveaux de langue que peu de locuteurs dominent désormais, ouvert à l’altérité consubstantielle à Istanbul et innovateur car Bibérian n’avait pas de tabou.